Michel Cazenave, malheureusement disparu en aout 2018, était un philosophe et un homme de média. Il a pendant des années transmis une vision profonde de la psyché humaine, en prenant appui sur l’œuvre de C. G. Jung, dont il était l’un des plus grands spécialistes français.
Il a donné de nombreux entretiens au cours de sa carrière, mais l’un d’entre eux avait particulièrement retenu mon attention. Il abordait la sexualité masculine à partir d’un point de vue que je partage à savoir la dissymétrie sexuelle entre l’homme et la femme, en lien notamment avec la projection de l’anima (le féminin intérieur de l’homme) sur la femme (et bien sûr l’inverse, la projection de l’animus, la part masculine intérieur de la femme projetée sur l’homme). Et surtout, toute la difficulté de l’homme à gérer son lien avec la Mère archétypale, afin d’aller vraiment rencontrer la femme, sans inhibition ou désir de contrôle.
Cet entretien de Michel Cazenave a été réalisé par Nathalie Calmé en 2002 pour le magazine Nouvelles Clés. Mais comme ce magazine n’existe plus, et qu’il n’a plus de site Internet, l’interview est pratiquement introuvable. Je l’ai retrouvé dans un coin du web, et je me suis proposé de le conserver en le publiant sur le site tantra-integral.com afin qu’il continue à nous éclairer.
Nouvelles Clés : De plus en plus d’hommes, aujourd’hui, vivent des crises d’identité. Michel Cazenave, quelle est votre explication… et votre expérience ?
Michel Cazenave : Les « crises masculines » ont toujours existé, parce qu’elles font partie, je pense, de « l’identité » masculine elle-même. Mais, aujourd’hui, s’y ajoute encore ceci que c’est le rôle social et psychique de l’homme, son rôle traditionnel, du moins comme l’avait bâti notre culture, qui est remis en cause.
En clair, les hommes étaient habitués à être détenteurs de la loi et du pouvoir. Maintenant que, peu à peu, les rôles bougent et les femmes occupent leur vraie place, les hommes se sentent déstabilisés. Ils ont perdu leurs repères. Et au fond, c’est tant mieux ! Parce qu’ils sont renvoyés à leur vérité profonde, celle d’un doute fondamental : est-ce que je suis vraiment un homme ?
Vous savez, il suffit d’écouter parler les hommes entre eux pour découvrir très vite que, en dehors du pouvoir, il n’y a qu’une seule chose qui compte pour eux – et c’est le sexe. Pourquoi ? Parce que, de ce sexe, ils ne sont réellement jamais sûrs. Du moins de pouvoir en user. Comme le dit un psychanalyste de mes amis : « La sexualité masculine, c’est toujours du bricolage. » En fait, les hommes vivent toujours dans une terreur inavouée : « Est-ce que je vais pouvoir assurer ? » C’est pour eux une question obsessionnelle. Qui entraîne le fantasme que, s’ils ne peuvent pas « assurer », ils vont décevoir leur partenaire. Or, il est intéressant d’entendre parler les deux sexes à propos de ces fameuses « pannes ». Si elles sont certaines que leur amant les aime, les femmes n’y attachent généralement pas beaucoup d’importance. « La prochaine fois, chéri… », diront-elles, et elles le pensent vraiment. Alors que l’homme en fait une tragédie – et est intimement persuadé que la femme lui ment quand elle lui assure que ce n’est pas très important… Ne vaut-il pas mieux, franchement, que les hommes prennent conscience de ce qu’ils sont véritablement, plutôt que de compenser du côté d’une suffisance totalement factice ?
N. C. : Dans le domaine de sa sexualité, qu’est ce qui donne le vertige à l’homme ?
M. C. : Même si elle n’en a aucune envie, une femme peut toujours faire l’amour. Allez demander cela à un homme ! Ça lui est physiologiquement impossible. D’où une double peur chez lui : qu’est-ce que sent vraiment ma partenaire – y prend-elle du plaisir ? N’est-elle pas en train de feindre ? Et cette peur fondamentale qui se compense dans le fantasme de la prouesse amoureuse, cette affirmation bien connue des hommes : « Moi, je peux toujours » – et autant de fois qu’on veut ! – qui correspond précisément à ce doute incessant : « Est-ce que je vais pouvoir ? »
En outre, il faut tenir compte de ce que tous les humains s’inscrivent dans une filiation qui les constitue pour partie. Or, il y a là un problème pour les hommes dans leur processus d’identification. Le vieil adage des Romains déclarait : « De la mère, on est toujours sûr, du père on ne l’est pas. » En tant que fils, nous acceptons notre père – et, en tant que père, nous acceptons nos enfants parce qu’il y a une femme pour nous affirmer qu’ils le sont bien. Au fond, du point de vue psychique, la filiation masculine n’est jamais assurée. Le seul pôle stable et certain est celui de la mère, c’est celui de la femme.
Les Romains auxquels je faisais allusion avaient réglé ce problème en posant que ce n’était pas le « génétique » qui entrait en ligne de compte, mais le pouvoir de la Loi. Réaction typiquement masculine ! En d’autres termes, à partir du moment où un enfant naissait dans le cadre contractuel du mariage, il était forcément le fils du père légal. Même si, de façon notoire, on savait bien le contraire… Aussi, de manière inconsciente, y a-t-il toujours chez un homme cette question angoissante : « Suis-je vraiment de ma lignée ? Suis-je le fils de mon père – ou d’un inconnu ? Suis-je le père de mes enfants ? »
Enfin, un dernier point, où Lacan vient à mon aide. Reprenant le modèle freudien, qui est parfaitement exact en ce domaine, Lacan fait bien ressortir en effet que la jouissance de l’homme se structure en tant que telle selon l’ordre de la castration. Cette jouissance est soumise à des limites qui lui permettent d’exister, alors que la jouissance des femmes (et ici, Lacan se sépare assez radicalement de Freud), c’est de la « jouissance autre », hors castration, branchée sur un infini où n’intervient pas la coupure. En fin de compte, Lacan l’a dit assez clairement : le véritable sujet du désir des femmes, c’est Dieu. Nous nous trouvons ici devant l’une des explications les plus profondes de cette autre terreur masculine qui traverse apparemment toute l’histoire de l’humanité : la terreur de la sexualité féminine. Bien au-delà de toute histoire personnelle, l’homme sait instinctivement que quelque chose, dans le sexe des femmes, le dépasse de toutes parts. D’où cette nouvelle question qui surgit : « Devant une telle puissance, est-ce que je ne vais pas disparaître ? Est-ce que je ne pas être détruit ? Vais-je pouvoir résister au contact de l’in-fini ? »
N. C. : L’homme est-il condamné à ce sentiment de limitation ? Comment peut-il, lui aussi, rejoindre l’infini ?
M. C. : Bien entendu, l’homme peut avoir accès, lui aussi, à cette « jouissance autre » [notamment par la sexualité sacrée NDLR], au-delà de la castration symbolique. Comme le disait encore Lacan : « Il arrive même que des hommes soient aussi bien que les femmes… » Mais il faut alors que l’homme ait reconnu et assumé sa part féminine. Parce que c’est installé dans cette part féminine (ce que, comme jungien, j’appellerais quant à moi son anima), et seulement dans cette position, que la « jouissance autre » lui est possible. D’ailleurs, on s’aperçoit que, lorsqu’ils reconnaissent cette anima, les hommes, d’une façon apparemment paradoxale, voient disparaître leur peur de la sexualité féminine. Je dis « apparemment », car il y a là en fait une profonde logique en jeu : dans la position féminine, et dans la parenté de genre qui est ainsi annoncé, l’homme comprend, désire, aime – et éprouve cette fameuse « jouissance autre ». Mais il est vrai que, pour habiter cette position d’une manière harmonieuse et féconde, il faut avoir fait l’expérience toute intime d’un long et difficile processus psychique – dans ces lieux où la psyché et l’esprit se rencontrent et s’unissent.
N. C. : En quoi consiste ce processus ?
M. C. : Pour un homme, je pense que, au plus profond, la reconnaissance du féminin passe par l’acceptation de ce que Freud appelle le maternel originaire. Mais que je différencierai quant à moi entre le « maternel premier », celui de ma propre mère dans mon archéologie psychique, et « l’idée », l’« archétype » de la Mère, cette matrice structurelle de l’inconscient qui nous met en relation avec toute sa charge numineuse. Ce que Goethe, dans le second Faust, appelle le « Royaume des Mères ». Or, pour Freud – Henri Vermorel, par exemple, l’a bien montré dans son essai sur la correspondance de Freud et de Romain Rolland à propos du sentiment océanique –, la structuration de l’homme passe par un refoulement, quasiment une forclusion, de ce maternel originaire. Ce que Vermorel dénomme un « refoulement originaire ». Or, il me semble – non, je suis certain — que pour découvrir cette part féminine qui le constitue aussi, l’homme doit précisément se reconnecter avec le maternel originaire. Au-delà même de son histoire : c’est-à-dire accueillir et se laisser féconder par l’idée même de la Mère. Au point où il pourra établir la différence, que ne font ni Freud ni Lacan, entre le fantasme qu’il a de sa mère biologique et ce que j’oserai appeler ici la Mère divine. C’est-à-dire dépasser cette norme que l’on trouve dans la psychanalyse classique (et qui nous renseigne largement sur nos terreurs primitives), lorsqu’on voit donner, à la Mère primordiale le nom de das Ding – ou, comme le reprend Lacan, « la Chose », avec un C majuscule, s’il vous plaît ! C’est dans cette différenciation de l’archaïque et de l’archétype – c’est-à-dire en découvrant et en éprouvant que sa propre mère, au total, était une femme comme les autres qui a généralement fait du mieux (ou du moins mal) qu’elle pouvait, et que la Mère divine relève d’un régime numineux –, que l’homme se fraie un chemin vers son propre féminin : un féminin qui n’est pas de l’ordre du fantasme, mais de la structure. Pour en arriver là, néanmoins, il faut bien passer par une expérience intérieure qui s’apparente de très près à l’OEuvre au noir des alchimistes. Il faut accepter, il faut traverser des phases de régressions profondes qui nous ramènent à ce noeud de l’archaïque/archétypique (d’ailleurs, comment le dénouer autrement ?), il faut vivre un morcellement de soi dans sa personnalité constitutive, il faut bien finir par s’affronter au pouvoir de la mort…
N. C. : Quels sont les symptômes de cette crise ?
M. C. : Les manifestations en sont limpides : ce sont des épisodes clairement mélancoliques où les risques psychotiques ne sont jamais très loin. Je me souviens par exemple, quand j’ai passé ces étapes, de rêves épouvantables qui m’ont torturé jusqu’au plus noir de mon âme. Ainsi, je « voyais » ma mère sous la forme d’un vampire qui suçait tout mon sang et me laissait comme un « cadavre vivant »… Je me souviens que ces rêves – qui me hantaient ensuite tout le jour, qui me collaient à la peau comme une tunique de Nessus – ont plusieurs fois failli me submerger, me « faire perdre la tête ». Ils libéraient à l’évidence une énergie quasiment atomique, qui menaçait de me détruire à chaque instant.
C’est pourtant là, justement, dans cette mort traversée, que j’ai appris la différence entre l’image la plus archaïque que je pouvais nourrir de ma mère et le visage de terreur de la Déesse-Mère, la Kali sanguinaire : c’est bien ce dont j’ai fait l’expérience – mais cette expérience était nécessaire pour découvrir, à la sortie, Kali la douce et bienfaisante…
Il faut bien avouer d’autre part que ce processus psychique était certainement rendu encore plus insupportable par les valeurs qui étaient alors socialement dominantes : l’affirmation de la virilité, la supériorité intrinsèque du masculin, etc. De fait, il me fallait renoncer non seulement à ce que je croyais être, mais aussi à la façon dont j’avais été constitué par le regard que portaient « les autres » sur moi. À l’époque de cette traversée, et étant donné les repères dont je disposais, combien de fois ai-je littéralement cru que je devenais fou ! Et le croire, dans ces circonstances, c’est déjà le devenir un peu… Je perdais le sommeil, je ne mangeais plus, je ne supportais aucune lumière, aucun son – et puis, c’étaient soudain des « illuminations » sauvages, des éclatements d’une telle lumière que j’en restais pantelant, la tête vide, le corps inexistant…
S’y ajoutait encore cette angoisse terrible de devenir sexuellement impuissant. La castration par la Mère (celle des galles de Cybèle !), c’est autrement impressionnant que la castration oedipienne ! Parce qu’elle plonge bien plus profond… mais qu’elle seule peut créer les conditions d’apparition de notre féminin intérieur. Jusqu’au jour où on prend enfin conscience qu’on en est en fin de compte le grand bénéficiaire : paradoxalement, là aussi, c’est au fur et à mesure de cette castration que vous devenez certain de votre nature masculine. Plus aucun doute n’est possible !
N. C. : Vous en êtes-vous sorti seul ou avec l’aide d’un analyste ?
M. C. : Je m’en suis sorti seul – enfin presque seul, c’est à- dire avec l’aide d’un généraliste intelligent qui me prescrivait le minimum nécessaire de psychotropes pour que je sois capable de tenir, mais précisément le minimum, de sorte que les symptômes ne disparaissent pas, que les rêves continuent, que je puisse travailler avec moi-même et affronter la situation. Et c’est là que – par hasard ? – a eu lieu ma rencontre avec l’oeuvre de Jung – qui m’a sauvé. À l’époque, comme tout étudiant français, je ne connaissais que Freud, et rien ne me semblait coller. Ou tout au moins, à partir d’un certain point, au-delà d’une certaine limite. La « Déesse-Mère » qui faisait son apparition, m’était incompréhensible – à moins de renoncer à tout un pan de mon expérience ! Et puis, un jour, dans une librairie universitaire, je suis tombé sur Les Métamorphoses de l’âme et ses symboles de Jung – où, à partir du cas d’une schizophrène que lui avait soumis Flournoy, il explore précisément l’archétype de la Mère au-delà de l’archaïque ; il explique la nécessité de l’inceste symbolique, celle du sacrifice de soi-même, il parle de la « castration maternelle » à propos d’Attis et Adonis, il décrit l’affrontement à la Mère archétype, où se joue le processus de séparation, de conquête de l’autonomie psychique. Je me rappelle que ce texte, je l’ai lu des heures et des heures : j’avais l’impression comme physique qu’un voile se déchirait, il y avait là un effet de vérité absolument bouleversant. Tout à coup, la lumière se faisait, je commençais à comprendre (même s’il m’a fallu des mois pour intégrer cette compréhension). Oui, on peut dire que Jung m’a sauvé. D’où mon indéfectible fidélité…
N. C. : Mais comment cette crise s’est-elle déclenchée ? Y a-t-il eu un déclic extérieur ?
M. C. : Précisément, par rapport à tout ce que nous venons de voir, c’est la relation avec la jeune fille dont j’étais amoureux (j’avais vingt ans à l’époque) qui a créé une brèche en moi. À l’évidence, j’avais projeté toute mon anima sur elle. Et puis j’ai dû prendre conscience qu’elle existait tout à fait indépendamment de mon idéal projeté, et je ne l’ai pas supporté. Comme je n’ai pas supporté que, dans ce rapport amoureux, je perde ma position de petit mâle dominant – comme je n’ai pas supporté non plus, et tout allait ensemble, que je doive reconnaître qu’il y avait un fort féminin en moi. Alors, quand on ajoute le problème de la différenciation maternelle que je n’avais pas accomplie, et à laquelle m’ont forcément renvoyé tous les problèmes que j’évoque, vous voyez à quoi je me trouvais soudain confronté ! Cela faisait tout de même beaucoup pour un jeune homme non averti… Alors, cela s’est provisoirement terminé par une rupture – qui a été l’élément déclencheur de la crise : d’une part, j’étais renvoyé à moimême tel que j’étais, mais aussi tel que je devais devenir, et, d’autre part, je devais prendre conscience que cette jeune fille, je l’aimais authentiquement mais ne pouvais la retrouver qu’en m’étant profondément transformé. Ce qui a représenté quelque deux ou trois ans de phase mélancolique – et, le temps que tout soit « réglé », environ six ans au total. Vous voyez, les choses sont compliquées et difficiles. Mais c’était sans doute le prix pour renoncer à la projection, pour découvrir mon féminin, pour découvrir la vraie féminité de ma compagne – et pour faire entrer en dialogue ce féminin et cette féminité.
N. C. : Comment se passe cette projection ?
M. C. : Je crois que les choses sont les mêmes pour à peu près tous les hommes. Au départ, nous sommes généralement attirés par l’aspect physique d’une femme qui correspond justement à la figure de notre anima. D’ailleurs, je n’y vois aucune objection : la beauté, de toute façon, me semble métaphysique par excellence, et ce sens de la beauté (mais passé des « yeux de chair » à ceux du cœur), est certainement l’une des choses qui demeurent le plus fort au sortir de la métamorphose intérieure. Mais pour ouvrir ainsi les « yeux du coeur », encore fautil faire l’expérience que le désir se nourrit de moins en moins de la projection, qu’il révèle peu à peu son essence dans un manque ontologique : la femme réelle, celle que je ne rêve plus, me reste toujours un mystère… Beaucoup d’hommes – je dirais même la très grande majorité – ne supportent pas ces découvertes. Ils préfèrent encore leurs illusions – et ils quittent leur compagne du moment pour une autre avec qui, le plus souvent, ils vont décrire les mêmes scénarios, ou bien ils se résignent et vivent une « union de raison » – et, franchement, je ne connais rien de plus triste ! Mais c’est bien là aussi toute la difficulté de former un vrai couple : accepter que l’on est réellement deux. La différenciation s’opère dans la mesure où la fusion se défait. La fusion à l’archétype, ou cette fusion illusoire où nous pensons n’être plus qu’un – ce qui signifie ordinairement que l’un des deux s’est renoncé pour n’être plus que le songe éveillé de l’autre.
N. C. : Faut-il définitivement se détacher de la fusion ?
M. C. : Bien entendu, il faut s’entendre sur les mots. Ce à quoi il faut renoncer, c’est à une fusion archaïque et primaire. Pourtant, et nous trouvons là aussi un paradoxe, on finit par s’apercevoir (et par vivre) que cette différenciation nécessaire introduit à un tout autre type de fusion. Ce que j’appellerais quant à moi une « fusion différentielle ». Autrement dit, chacun vit à la fois dans son autonomie et dans l’unité profonde du couple ainsi formé. Nous sommes deux, et être deux nous permet l’expérience d’une unité qui se forme, qui nous soustend et nous porte.
C’est un processus dialectique où chacun des termes renvoie sans cesse à l’autre, se nourrit et se conforte de l’autre, et dans lequel, à partir d’un certain moment, on peut vraiment affirmer, sans qu’il y ait là des contradictions : nous sommes « un-deux » à la fois. Mais tout ce « travail » est précisément un travail qui se fait sans relâche à deux…
N. C. : C’est une noce permanente !
M. C. : Oui… Nous ne cessons de nous remarier !
N. C. : Une question à laquelle les hommes n’aiment pas répondre habituellement : est-ce que les hommes alimentent leur désir à la misogynie ?
M. C. : Pour presque tous les hommes, bien sûr ! Dans la mesure toutefois où on peut parler d’un désir – qui me paraît en l’espèce parfaitement inauthentique. Et vous avez raison, les hommes ont horreur d’en parler – parce que cela les forcerait à se regarder comme ils sont. Nous l’avons déjà dit, la règle régulatrice de la sexualité masculine, c’est la loi de castration.
Ce qui fait que l’homme est un objet dé-fini, et qu’on peut parler de « l’homme » en général.
Et c’est cette position même, tant que l’homme n’a pas découvert puis assumé sa part féminine, qui produit cette irréconciliable peur de la sexualité féminine que nous avons évoquée. Cette passion de l’in-fini qui s’y révèle, et qui fait horreur, Lacan a totalement raison sur ce point, « la femme » n’existe pas, mais chaque femme singulière (« une à une », écrit-il), où réside le mystère de ce que je considère quant à moi comme l’infini du divin. Pour surmonter cette panique, l’homme n’a jamais trouvé qu’une parade : les femmes dans leur essence, ne jamais se confronter à leur singularité et, en dernière analyse, tenter de les réduire en en faisant des objets de plaisir. Vieux rêve de l’appropriation : « Elle est à moi » – ce qui signifie : « C’est mon esclave, soumise à mon plaisir. » Mais ce plaisir est-il un vrai plaisir – ou le plaisir n’est-il pas là, en l’occurrence, pour empêcher le trauma de la jouissance ?
En réalité, les hommes, le plus souvent, ne font pas l’amour avec une femme, quelle qu’elle soit. Comme ils le disent eux-même, ils la possèdent (ou soyons réalistes : ils tentent de se donner l’illusion de la posséder) – ils la ravalent au rang d’un objet supposé consentant, ou supposé désirant consentir, ou, mieux encore, ce qui correspond à l’un de leurs profonds fantasmes, à un objet qu’on viole en lui imposant de force sa loi brute.
N. C. : Pourquoi les hommes n’aiment-ils pas en parler ?
M. C. : Cela me semble évident. Tout l’édifice tient en bonne partie sur la complicité des hommes entre eux pour faire « comme si » les choses étaient bien ce qu’ils prétendent. Alors, en parler réellement – et donc se mettre en question – les amènerait nécessairement à admettre que leur sexualité est de l’ordre d’un bricolage sans cesse recommencé ; cela les forcerait à regarder en face cette terreur primitive, viscérale, qu’ils ont de la sexualité féminine. Autrement dit, ce qui est en jeu, c’est leur feinte puissance sexuelle et, par derrière, la question de leur impuissance. On comprend que dans ces conditions règne un déni général, et une complicité tacite à se réassurer sans cesse les uns les autres.
N. C. : Quels ont été vos modèles masculins ?
M. C. : Dans le domaine dont nous parlons, je peux dire aucun. Des modèles imaginaires, oui, mais je ne pourrais citer personne que j’aie vraiment rencontré… De fait, comme tous les hommes de ma génération, j’ai été élevé selon le modèle social qui était alors dominant, celui du masculin qui était la pierre de touche. Or, tout mon problème, à moi qui était ce que Pierre Solié appelle un « fils amant », un fils de la Mère, un fervent de la Déesse, c’était précisément de me sortir de ce modèle. Alors, mon « exemple », j’ai bien dû le chercher ailleurs – en particulier du côté de la littérature. C’est ainsi que, absolument sans savoir pourquoi, j’ai été subjugué par l’histoire de Tristan et Iseult. Et je peux dire que, tout au long de ma vie, c’est la figure de Tristan qui m’aura servi de référent. Même s’il m’a fallu longtemps, et plusieurs livres à ce sujet, pour finir par comprendre pourquoi cette histoire m’avait si profondément marqué…
Mais au fond, c’était normal. Parce que, si vous regardez un peu sérieusement le mythe, vous avez vite fait de vous apercevoir que le personnage pivot en est celui d’Iseult, la figure du féminin solaire, et que Tristan n’est certainement pas le grand chevalier que l’on croit d’habitude : ou plutôt, dès qu’il connaît Iseult, il abandonne son statut de chevalier invincible pour devenir un grand mélancolique. L’amour (l’amour du coeur, celui de l’être, mais aussi celui de la chair et du sexe) emporte tout avec lui, et il n’est pas sans signification que, dans l’un des plus beaux épisodes de la légende, alors que Tristan retourne vers Iseult – parce qu’il ne peut pas vivre loin de la femme qu’il aime, séparé de ce féminin qui est devenu son Orient –, il dit la Vérité alors qu’il est déguisé en fou. La folie d’une certaine vérité, c’est la sagesse de l’amour, du féminin, de la femme.