Par Jacques Ferber.
Je cherchais depuis un moment des histoires archétypales modernes qui parlent du développement de la femme. J’avais devant moi un grand nombre de récits du point de vue du masculin, où il est toujours question de héros qui surmonte des épreuves, qui risque tout pour démolir le méchant et épouser la belle… Mais je n’avais pas d’histoire très forte pour parler du développement de la femme.
Or, je viens de regarder Black Swan (Le Cygne Noir), un film qui parle d’un corps de ballet qui va jouer le Lac des Cygnes de Tchaikovsky et de la traversée psychique qu’effectue l’étoile du ballet pour incarner le rôle titre : jouer à la fois le cygne blanc et le cygne noir. Ce film était sorti cet hiver et je n’avais pas pu voir à ce moment. En le visionnant, je me suis rendu compte qu’il correspondait exactement à ce que je cherchais. Je savais que si le chemin de développement de l’homme passe par l’affrontement de ses peurs, sous la forme de combats et d’épreuves, celui de la femme consiste à intégrer les parties blanches et noires de sa psyché, c’est-à-dire de relier la pureté et l’amour, aux pouvoirs terrestres de la femme sauvage, sensuelle et farouche.
Tant qu’une femme n’a pas intégré ces deux aspects, elle n’est pas complète et recherche l’homme comme une sorte d’aval en lui donnant le pouvoir de la rendre femme. Mais cela a un coût pour la femme : celui de donner sa puissance à un autre, en pensant qu’il va la combler. C’est un leurre. Personne ne peut combler les manques de qui que que soit. Il n’y a que soi qui puisse répondre à cette demande narcissique, il n’y a que soi qui puisse réellement résorber les blessures de la vie. Demander à un autre de le faire, c’est se mettre en état de dépendance et éviter d’aller soi-même faire le travail, et à un coût exorbitant : celui de devenir l’esclave de l’autre, de devenir dépendant des comportements de l’autre, et donc au prix d’une très grande souffrance dès que l’autre ne répond pas directement à nos demandes (ce qui adviendra tôt ou tard). De ce fait, si effectivement l’homme se trouve bien sur le chemin de la femme, comme la femme sur le chemin de l’homme, il s’agit à terme non de combler mutuellement nos manques, mais de s’unir, en dépassant notre condition égotique. Sinon, c’est comme si la femme disait à l’homme (ou vice-versa, cela fonctionne dans les deux sens) : constitue-moi femme par ton désir, ton ardeur. Je te donnerai tout de moi à condition que tu restes entièrement avec moi, que je sois tout pour toi. Clairement, c’est un marché de dupes… dans lequel nous tombons tous à un moment ou à un autre 🙂
De ce fait, Black Swan peut être vu comme une histoire mythique, un conte moderne, montrant le développement d’une jeune fille qui n’est pas encore devenue femme, car coincée entre son désir de perfection et une mère qui la retient et l’empêche de prendre son envol. La thématique de la perfection, je dirais plutôt de l’accomplissement, est très présent dans le film. C’est tout le problème de nombreuses jeunes filles (et aussi de nombreux jeunes hommes, mais c’est une autre histoire) que d’essayer d’être parfaites en étant gentilles et en faisant du mieux qu’elles peuvent. Or comme le dit Thomas (joué par le prodigieux Vincent Kassel) dans Black Swan : « La perfection ce n’est pas seulement une question de contrôle mais aussi une question de lâcher-prise ». La perfection doit ici être comprise comme union des contraires, accomplissement, alors que pour Nina (joué par la merveilleuse Natalie Portman), la perfection est vécue initialement dans le contrôle et la réalisation technique irréprochable. Le lâcher-prise, c’est justement l’inverse : faire sortir la femme sauvage qui est en elle et qu’elle réprime. Car cette partie là lui fait bien entendu peur. Cela la met en contradiction avec son image de ‘gentille‘. D’une manière générale, le ‘Gentil‘ ne supporte pas le conflit, et croit qu’il est dans ‘l’amour et le respect‘, là où il est en fait dans une demande infantile pour être protégé, reconnu, sécurisé, nourri, et éviter ainsi d’être abandonné, rejeté, humilié et surtout… se retrouver seul. Cette demande qui est tout à fait normale pour un bébé, car le bébé a besoin d’un amour inconditionnel de la part de sa mère ou tout du moins d’un adulte référent, devient pathologique pour un adulte. Et je parle de ce phénomène en connaissance de cause : car cette ‘gentillesse‘ a été la base de mon comportement pendant de nombreuses années.. 🙂
Il faut bien comprendre que ‘être gentil‘ n’est pas un comportement vrai ou authentique, mais un comportement créé pour obtenir quelque chose. Beaucoup de ‘gentils‘ se soucient des autres, se mettent en quatre pour aider tout le monde, en allant même éventuellement à l’encontre de leurs propres besoins… Et tout cela pour être aimé en retour et ne rester seul, bien entendu. Pour ‘être gentil‘, il faut réprimer son élan naturel, en donnant l’apparence d’être systématiquement quelqu’un qui ne fait pas de mal et qui va aider l’autre, alors qu’au fond de soi, la colère bout parfois… Le problème de bien des ‘gentils’, c’est qu’ils n’ont même plus accès à cette colère intériorisée, qu’ils ont tellement enfoui qu’il ne la sente plus en eux. Mais elle est toujours là, et elle s’exprime par un ensemble d’indices.
Le premier de ces indices est la somatisation, c’est à dire le fait de transformer en maladies cette colère rentrée qui ne trouvant plus de défouloir naturel vient polluer le corps de tout un ensemble de troubles et de bobos, que l’on rencontre aussi dans une relation difficile à la nourriture de type boulimie (ou anorexie) lorsqu’on se bourre (ou on se prive) de nourriture par compensation. C’est ainsi que l’on devient le ‘gentil gros‘, qui peut devenir un rôle social très emprisonnant. Cela peut aussi s’exprimer sous la forme d’un mal-être, d’un stress de fond permanent, d’une vigilance de tous les instants pour donner l’apparence de ce rôle que nous connaissons par coeur, alors qu’un feu dévorant nous triture les entrailles et fout en l’air notre foie (le foie qui est un détoxiquant du corps, est l’un des organes le plus touché par cette colère rentrée). Autre indice caractéristique, le fait de donner l’impression d’être toujours souriant, de ne pas dire un mot plus haut que l’autre, et toujours avec le sourire, même quand il nous arrive des tuiles. « c’est pas grave » dit-on, alors qu’on nie cette part de nous-mêmes qui a tellement envie de tout faire péter. Mais si vous dites tout cela à un ‘gentil‘, il ne vous croira pas, car il a souvent tellement mis de couvercle sur ses ressentis profonds qu’il n’a même plus accès à ses propres émotions, et surtout à cette rage qui est toujours présente sans jamais être conscientisée.
Un bon indice du ‘Gentil‘ c’est qu’il ne supporte pas la violence ni le conflit, et qu’il voit autour de lui des ‘méchants‘, c’est à dire des individus agressifs, violents et qui cherchent le conflit. « Mais pourquoi, me font ils ça à moi, alors que je suis tellement dans le respect, l’amour, et la générosité ? » En fait, toute sa colère rentrée, toute son agressivité est passée dans l’ombre, et cette ombre est projetée sur celui ou ceux qu’il ou elle ne supporte pas. Et tout le travail de cette gentille personne consistera justement à voir cette part au fond de soi, et à la réintégrer dans sa personnalité, pour devenir plus vrai, plus entier et finalement beaucoup plus heureux. Globalement, la difficulté pour quelqu’un de gentil, c’est d’entrer dans l’arène, de dire : « oui, j’existe moi, avec mes envies personnelles, et je vous emm…. » au risque, bien entendu, de perdre les avantages d’être gentil pour les autres. Dans le film, il y a un moment, où Nina dit « félicitations » à une autre danseuse, Victoria, car elle croit que c’est cette dernière qui a obtenu le rôle de la reine des cygnes. Ce « félicitations » est bien entendu faux. C’est cette personnalité construite de Nina, sa persona, qui dit « félicitations« , alors qu’au fond d’elle-même, bien enfoui dans son subconscient, elle est pleine de l’envie de tuer sa rivale. En disant « félicitations« , elle est fausse, comme elle l’a toujours été dans sa vie.
Inversement, c’est en séduisant le metteur en scène et en lui mordant la langue quand il l’embrasse (mordre la langue, ce n’est pas très ‘gentil‘ ☺ ), en exprimant la part sauvage, indomptable et farouche qu’elle le séduit et obtient le rôle titre. Et très vite, l’univers se charge de lui montrer ce qu’elle doit traverser, et notamment une vision noire d’elle-même qui s’exprime dans le film sous la forme d’une grande marque « whore » (salope) sur la glace. Le chemin commence, et il débute par la vision d’une image de soi qui ne correspond pas à la construction consciente préalable et c’est très déstabilisant. Pour le gentil, c’est bien évidemment, l’image du salaud qui va devoir être intégrée. Pour une femme qui se vit comme très généreuse, cela sera l’intégration de l’égoïsme (qui a en fait toujours été là, mais dans l’ombre de l’inconscient). Au contraire, pour quelqu’un d’égoïste et de fort, cela sera l’image de faiblesse et de générosité, etc… En d’autres termes, c’est l’image du double inconscient qui va devoir être intégré à la personnalité.
Pour Nina, comme souvent pour tous les gentil, il s’agit de sortir de la matrice maternelle, c’est à dire du rapport fusionnel entretenu avec sa mère. Lorsqu’elle commence à se différencier, la mère, dans une scène qui mériterait de figurer dans une anthologie des emprises maternelle, dit : « j’ai fait notre gâteau favori« . C’est la caractéristique même du fusionnel, qui s’exprime comme un « j’ai froid, mets ton pull« , c’est à dire comme une indifférenciation dans la relation. Or la mère dans le film, ancienne danseuse qui aurait voulu être la Reine de Cygnes, projette son propre désir de réussite sur sa fille en l’enfermant dans un rôle, un objet, et en l’empêchant d’être elle-même et de vivre sa vie pleine et entière. Ce que je trouve excellent dans le film, c’est qu’on voit bien que la transformation de Nina s’effectue aussi bien dans le contexte amoureux-professionnel que par rapport à sa mère. Rencontrer l’homme et la sexualité d’une part, intégrer sa part sauvage d’autre part, et enfin s’extirper de la gangue maternelle, procède du même mouvement, celui de l’individuation, pour reprendre un terme jungien. Dans Black Swan, on voit bien comment le rapport à la mère est ce qui empêche Nina d’avancer. Lorsqu’elle se caresse, sa mère est dans sa chambre. Pas besoin d’avoir des sous-titres, pour voir la culpabilité associée au fait de prendre du plaisir pour elle toute seule…
Un personnage très important dans le film est Lily, lointaine, fascinante, sensuelle, sauvage, farouche, c’est à dire le double en miroir de Nina. Ce travail d’intégration de l’ombre, qui s’exprime dans le film dans la relation complexe faite d’amour et de haine, qui se joue entre Nina et Lily, est difficile et dangereux pour la psyché, car la partie consciente doit absorber des contenus qui la font passer à la limite de la folie. Dans le film, ces contenus inconscients portent notamment sur la sexualité, mais aussi sur la colère, la capacité à se rebeller, à dire ce que l’on ressent, et à ne pas prétendre être désolé quand on en a marre. Or ce passage est très difficile, car il s’agit de renoncer à quelque chose en nous, à une certaine loyauté envers notre environnement familial et envers l’enfant que nous avons été. Cette traversée est plus ou moins longue, mais toujours vécue de manière terrible. Dans les contes de fées, ce passage est souvent représenté par une forêt noire, pleine de spectres, de choses qui nous effraient, et qu’il faut traverser. Souvenez vous de la forêt de Blanche Neige : la nuit elle est terrifiante, le jour d’après elle redevient accueillante. Ce n’est pas la forêt en soi qui est terrifiante, mais c’est nous qui la voyons ainsi, en projetant sur elle nos pulsions les plus sombres, les plus horribles de notre point de vue. Pour le ‘Gentil‘ il s’agit souvent de désirs de meurtre, de domination des autres, de sexualité très sombre, etc. Et comme il ne veut pas les voir en lui, il les projette sur les autres et sur son environnement.
De ce fait, la traversée de la forêt n’est pas terrible en soi, mais difficile pour nous parce qu’il s’agit 1) d’enlever le couvercle du ‘gentil‘ et de notre vie règlée pour recevoir dans notre partie consciente tous ces contenus inconscients, 2) en se rendant compte que ce que nous voyons chez les autres fait partie de nous, et 3) de prendre en soi ces contenus inconscients qui, en devenant conscients, perdent de leur intensité sombre, pour se transmuter en puissance bénéfique. Par exemple, dans Black Swan, Nina est vierge (comme Odette dans le Lac des Cygnes, bien évidemment), et quand elle commence à s’ouvrir à son ombre, elle a des visions de scènes érotiques obscènes. Cela ne signifie pas, qu’une fois intégrée, sa sexualité sera grotesque, sado-maso ou vicieuse, mais que dans la phase 1) ces contenus inconscients apparaissent d’abord dans leur forme la plus sombre, tellement ils ont été refoulés, ignorés, repoussés par le moi conscient.
Le rapport, les discussions, la progression de la rencontre entre Nina et Lily est tout simplement fascinante. J’admire profondément Darren Aronofsky, réalisateur et co-scénariste du film, pour avoir pu rendre compte si justement du rapport entre le moi et l’ombre chez un individu. Si l’on considère que ce que dit Lily est exactement ce que pense l’inconscient de Nina, c’est tout simplement prodigieux : c’est Lily qui critique la mère de Nina en premier, et dit donc tout haut ce que pense Nina tout bas, c’est Lily qui met en garde Nina contre le fait de tomber amoureuse de Thomas (« Tu verras Thomas t’appellera ‘Petite Princesse’ (comme Beth l’ancienne star et amante de Thomas) dès qu’il t’aura léché la chatte« ). Et bien entendu, Lily est très à l’aise avec sa sexualité, qu’elle vit sans problème. D’ailleurs le non « Lily’ renvoie à Lilith, la première compagne d’Adam, archétype même de la femme farouche, sexuelle et insoumise. Lily est capable d’être draguée sans en être offusquée et de repousser tranquillement les avances de ceux qui ne l’intéressent pas, et rencontrer tous les hommes qu’elle a envie de rencontrer. Elle prend la vie à pleine dents, mange avec délectation, prend du plaisir comme elle l’entend, en étant maîtresse de son destin tout en laissant les opportunités s’exprimer, en s’abandonnant à la vie et à ce qui se présente. Elle est libre, incarnation de l’archétype de la femme sauvage, qui prend son plaisir dans la vie incarnée. Exactement l’inverse de Nina qui contrôle sa vie, et se comporte gentiment par peur de vivre et de s’extraire de l’enfermement maternel. Pour Nina et d’une manière toutes les personnes qui sortent de cet état de gentillesse, la sortie fait peur, car on a l’impression qu’on ne contrôle plus rien, et pour cause. C’est un peu comme lorsqu’on chausse des skis ou un snow-board pour la première fois : glisser c’est lâcher prise, oser se laisser aller dans la pente, avant de se rendre compte qu’on peut effectivement guider ses skis ou sa planche. La guidance n’est plus de l’ordre de la retenue (raideur, se mettre en arrière, se raccrocher à ses bâtons, ) mais un laisser aller, un pilotage dynamique et souple, qui s’adapte à la nature de la descente, et qui permet, beaucoup mieux qu’un contrôle raide, d’avancer rapidement tout en se faisant plaisir et, au final, d’être finalement beaucoup plus sûr.
Mais Nina n’en est pas encore là et Lily incarne aussi la tentation, le jeu avec le feu. Et pour une personne introvertie et gentille comme Nina, ce passage est nécessaire. Elle doit vivre les 400 coups, avant de se réunir. C’est en rejetant le carcan maternel qu’elle peut s’unir avec son ombre, c’est à dire faire l’amour avec Lily. Mais ce n’est que le début. Faire l’amour c’est une première chose, mais il s’agit maintenant qu’elle incarne cette Lily en elle, qu’elle intègre cette partie en elle, qu’elle passe à la phase 3). Pour cela elle commence à changer sa vie : elle jette ses peluches et tous les éléments qui constituaient son attachement à la petite fille qu’elle était. En effet, nous sommes trop attachés à notre enfance ☺ comme si nous devions rester fidèle à nos promesses de petit enfant. Parfois cela est bon, car il y a un trésor chez le petit enfant que nous étions, mais il y a aussi beaucoup d’aspects négatifs qui viennent avec et qui n’ont plus leur place dans un monde d’adulte. Il s’agit ainsi de garder la partie créative de l’enfant, sans ses aspects infantiles..
Dans cette danse pourrait on dire entre Nina et Lily, il y a des aller et des retours. On ne supporte pas la personne que l’on a vu en soi, et on rejette son ombre. C’est Nina qui voit en Lily sa rivale quand elle devient sa doublure et qui demande à Thomas de mettre n’importe qui d’autres qu’elle mais pas elle. A un certain moment de notre développement, nous voudrions tellement nous confronter avec une autre ombre que la nôtre : tout mais pas ça ! Et si on changeait de personnage ? L’épreuve qui semble terrible pour l’autre serait si facile pour nous. Mais voilà, nous devons nous coltiner notre ombre, qui n’est pas celle de l’autre… Et c’est d’autant plus difficile que c’est justement cette partie de nous mêmes que nous avons rejeté !
Et en plus, elle veut notre place et prendre le contrôle ! En tout cas c’est comme ça qu’on peut le vivre au moment où cette nouvelle personnalité reprend sa place et donne l’impression de nous envahir : pour qu’elle puisse exister, l’ancienne personnalité doit laisser sa place, ce qui est vécu soit comme une mort soit comme une forme de folie, comme dans le film où Nina vit des situations où elle a l’impression de sombrer dans la folie. Bien que cette nouvelle personnalité soit plus saine, puisqu’elle intègre les deux aspects blancs et noirs de notre psyché, le passage entre l’ancienne et la nouvelle personnalité est particulièrement tumultueuse. Ces turbulences rappellent ce qu’en bateau on appelle une « barre », ces fortes vagues animées de mouvements chaotiques que l’on rencontre lorsqu’on passe des eaux d’un fleuve à celles de la mer et constituent parfois un moment très difficile à négocier, bien que les eaux du fleuve et de la mer soient calmes. Dans ces moments troublés, nous cherchons à nous rattraper à ce que nous connaissons et donc nous résistons. Mais c’est justement cette résistance qui constitue notre souffrance, notre perte d’énergie, parfois nos maladies. Nos peurs relatives à ce que nous commençons à entrevoir nous fait freiner des quatre fers, nous donnant parfois envie de revenir en arrière alors que nous sommes en chemin vers notre être profond. Nous nous arc-boutons sur notre personnalité étriquée du moi, sur nos attachements, nos habitudes. Une partie de nous a tellement peur de perdre le contrôle et de voguer vers l’inconnu en s’abandonnant à notre Désir profond, à la vérité de notre être. C’est ce moment là qui est dangereux, car si nos résistances sont trop grandes, il est possible de finir en hôpital psychiatrique ou à la morgue (c’est pratiquement ce qui se passe dans Black Swan pour Beth, l’ancienne star du ballet qui n’a pas réellement su intégrer ses deux aspects), le suicide étant vécu comme un moins grand mal. « N’importe quoi, mais que j’arrête de souffrir » pourrait être notre discours à ce moment-là, sans voir que la souffrance est le produit de nos attachements, de nos peurs envers la vie, et de nos résistance à devenir plus profondément nous-mêmes. C’est d’ailleurs là toute le paradoxe de notre psyché : nous ne voulons pas souffrir, mais c’est en fait parce que nous nous accrochons à notre personnalité ancienne que nous souffrons. C’est totalement paradoxal : la libération n’est ni difficile ni douloureuse en soi, mais c’est nous, par notre résistance à ne pas vouloir réellement nous libérer, que nous créons ces difficultés et cette souffrance, que nous cherchons pourtant à éviter… C’est à cet endroit-là précisément que notre psychisme est totalement incohérent, puisque tout se passe comme si nous étions attachés à notre prison de trois mètres carrés et au fouet avec lequel nous nous battons nous-mêmes. Par exemple pour Nina, c’est continuer à être dans le contrôle perfectionniste, là où la vie lui demande de vivre le lâcher prise. Souvent, cette délivrance s’exprime simplement par le fait d’oser crier, hurler son plaisir, sa jouissance ou sa colère, c’est à dire d’être plus farouche, primitive, près de ses instincts, en un mot d’être plus vraie et moins « mentale » à intellectualiser et justifier ses comportements étriqués. Pour les introverties « coincées » comme Nina, c’est passer du « je pense que.. » ou « j’ai une théorie pour … » ou encore « untel dans son livre a dit que … » à vivre, être animale, sans entraves, exprimer ce qui vient du plus profond de soi, au risque de passer pour « hystérique » (un très bon terme masculin pour nier le féminin 🙂 ) ou « folle ». Vu de l’extérieur, ces résistances mentales qui provoquent cette souffrance, c’est franchement débile ! Mais quand on le vit, c’est proprement insupportable et la lutte intérieure épuisante. Comme le dit Thomas à Nina avant la première: « The only person standing in your way is you. Let her go, loose yourself » (ta seule véritable ennemie, c’est toi. Lâche toi, abandonne toi« .
Et c’est bien entendu en tuant sa rivale Lily (en fait l’ombre projetée sur sa rivale), qu’elle devient Lily. La mort de l’ombre n’est pas un meurtre mais une absorption, comme si l’on devenait ce que l’on a toujours considéré comme étant le plus horrible, le plus effrayant, le plus impensable de soi. Et à ce moment là, cette absorption se fait, étonnamment dans le plaisir et la délectation. Lorsque Nina devient le Cygne Noir, sa peau se transforme: elle devient effectivement cet être là. Ce n’est plus faire l’amour avec l’ombre, mais incarner avec volupté cette ombre. Et de cette union, sort un être accompli, individué, vrai… On pourra d’ailleurs noter qu’à la fin, Lily devient très amicale, admirative de Nina, ce qui signifie symboliquement que cette ombre lorsqu’elle est reconnue et intégrée n’est plus du tout terrible ou éloignée, et qu’elle se met amicalement au service de la psyché intégrée.
A partir de ce point de vue (Il y aurait encore beaucoup de choses à dire sur ce film, notamment le rapport entre Nina et Thomas, le prince-sorcier et le lien pathologique entre Nina et sa mère), je vous laisse voir et revoir ce film, qui m’a totalement fasciné, par la profondeur du thème, la qualité de la réalisation, la grâce et le jeu de Natalie Portman, et bien entendu, la présence de cette musique merveilleuse de Tchaikovsky, dont tous les airs sont dans les têtes et souvent les coeurs…
Jacques
Note : pour aller plus loin dans la psyché féminine, et pour ceux et celles qui ne l’auraient pas encore fait, je conseille de lire le très merveilleux « Femmes qui courent avec les loups », de Clarissa Pinkola Estés.