Par Jacques Ferber.
Elle s’était avancée au milieu des tables, vétue d’une robe faussement transparente qui laissait apparaitre sa taille et son ventre musclé. Elle était très maquillée comme une princesse des mille et une nuit, et sa sensualité qui transparaissait dans chacun de ses mouvements donnait envie de devenir Sinbad ou Aladin et de l’emmener sur un tapis volant au delà des mers.
La musique se fit entendre, dominée par les percussions de la darbuka. On devinait les musiciens plus qu’on ne les voyait, cachés par la pénombre de la pièce. Notre princesse entama une danse lascive et sensuelle, où chaque temps de la musique était décomposé en autant de mouvements de ses hanches qui vibraient et cliquetaient au son des centaines pièces dorées qui ornaient sa ceinture.
Nous étions une cinquantaine de personnes dans la salle, tous participants à un congrès de recherche en Tunisie, pour les deux tiers des hommes. L’organisateur avait voulu nous honorer en nous faisant vivre un spectacle de danse orientale, comme cela se fait parfois lors des mariages ou des événements importants. Mais en voyant la danseuse, je compris que j’assistais à quelque chose de bien plus puissant encore.
Sa danse évoquait les échos des prêtresses de Sumer et de Babylone qui initiaient les hommes à la sexualité divine. Adoratrices d’Innana, d’Astarté ou d’Ihsthar, elles transformaient alors l’homme des bois, à peine plus conscient qu’un loup, en un homme civilisé. Car, bien qu’on l’ai oublié en plus de deux mille ans de répression sexuelle, en ces temps là, la sexualité était l’expression de la civilisation. Elle transformait l’animal instinctif en un être social capable de s’occuper d’un foyer et de participer à la vie de la cité. Et c’est bien entendu le féminin, naturellement sacré, qui portait l’initiation de l’homme pour l’aider à passer de l’état de bête sauvage à celui d’être humain. Est ce que les temps ont changé?
Tous les serveurs s’étaient arrêtés et n’avaient d’yeux que pour la danseuse. Les femmes aussi étaient fascinées. Le temps s’était comme retenu, comme pour laisser de la place au mystère.
Bien qu’on ne voyait pratiquement de son corps que ses yeux et son ventre, la danseuse dégageait une sensualité et une attractivité incroyable. Elle se déplaçait au milieu des tables, venant tout près des hommes – et même parfois de femmes – sans qu’il n’y ait de contact. C’est elle qui choisissait l’homme vers laquelle elle s’avançait. C’est elle qui décidait de mettre ses seins à deux centimètres de la bouche et des yeux des hommes, lesquels restaient, apparemment, de marbre. Sans qu’il y ait besoin de rappeler les règles, tous savaient intuitivement qu’il ne fallait pas esquisser un geste: elle était intouchable, sacrée. Pas un n’aurait osé porter la main sur elle, alors que tous étaient fascinés par sa danse. Et puis, quand la musique s’arrêta elle sortit de la pièce se fondit dans l’obscurité des coulisses.
Un peu plus tard dans la soirée, je la vis sur la piste de danse au milieu de tout le monde, dansant comme n’importe quelle jeune femme. Elle n’était plus dans son rôle de prêtresse, et elle semblait avoir éteint une lumière en elle, comme si elle avait arrêté l’éclat de la déesse qui l’habitait précédemment. Je compris alors quelque chose d’extrêmement important, et que je vis ensuite de très nombreuses fois: l’attraction forte que produit une femme dépend non pas de sa beauté physique, mais de sa connexion à la déesse qui est à l’intérieur d’elle. C’est la déesse intérieure qui la faisait danser, s’approcher des hommes et créer cette aura de désir / amour, cet Eros divin qui était transmuté par le comportement apparemment calme des hommes.
Et c’est en voyant le comportement de cette fascination extérieure, doublé de cette inhibition de l’élan naturel qui poussait chaque homme vers cette femme, que je reçus la deuxième leçon de la soirée qui portait sur la transmutation de l’énergie sexuelle.
En effet, le jeu entre la danseuse et les hommes crée une tension sexuelle chez l’homme. Et ce désir, puisqu’il ne peut pas être satisfait, va se transformer naturellement en fascination, voire en adoration spirituelle. La danseuse devient la représentante de la déesse, de la Féminité dans son état le plus pur, et l’homme ne peut qu’être subjugué par l’aura de cette sexualité déifiée qui émane d’elle. Mais comme il ne peut la toucher, il ressent alors ce que j’appelle la frustration divine cette tension intérieure qui va le pousser à trouver une autre issue à son désir.
En étant enveloppé de ces rondeurs frétillantes, soit la fièvre de l’excitation le prend, et il se perd, soit il trouve la voie de la transmutation du désir en énergie spirituelle. Dans ce cas, ce n’est plus une femme qu’il voit mais la déesse de l’Amour, Aphrodite-Vénus descendue de l’olympe. Derrière le spectacle pour touriste, il y avait un rituel très ancien (on dit que les danses orientales datent de l’Egypte pharaonique) que les danseuses orientales se transmettent de femmes en femmes.
J’en suis sorti subjugué. Je pris conscience que les racines du Tantra pouvaient être partout et que même si notre société occidentale a perdu le lien avec le Féminin Sacré, il était jadis très présent, et il s’agit, pour nous, d’aller en retrouver la source, en transmutant notre désir, afin qu’il devienne amour et union du masculin et du féminin.
Car dans la danse orientale, il y a les bases de l’union divine tantrique: la femme par la danse de Shakti attise le désir de l’homme, lequel par son ardeur permet justement à la femme d’aller plus profondément encore dans sa déesse intérieure. Et comme il le contient, il devient un contenant pour Shakti qui ensuite, mais cela dépasse le cadre d’un spectacle de danse, peut aider l’homme à s’élever dans sa propre divinité. L’union sacrée peut alors, au delà de l’homme et la femme, devenir une union vers le divin.