Au détour d’un parcours spirituel teinté d’hindouïsme, on ne peut manquer de tomber sur ces trois termes Sat Chit Ananda, présentés comme étant l’Absolu, la synthèse des facettes du divin. Sat Chit et Ananda sont les trois piliers d’une grande partie de la tradition de pensée de l’Inde, commune à l’Hindouisme brahmamique et surtout du Tantrisme.
Comme le disait Alain Daniélou, un grand spécialiste du Tantrisme shivaïte :
« Les pratiques et les rites du tantrisme, qui sont ouvertes à tous sans restriction de caste, de sexe ou de nature, ont pour but de permettre à chacun, à travers les trois passages, de se rapprocher de l’être divin sur le plan de l’existence (Sat), de la conscience (Chit) et de la volupté (Ananda). Les pratiques du tantrisme sont multiples car il n’existe aucun aspect du créé, aucune forme d’action qui ne soit une image, un reflet, une expression de la nature de l’être divin. La substance du monde et celle du créateur sont une, et chaque aspect du multiple porte la marque de la triple nature du principe dont il est issu. »
Shivaïsme et Tradition primordiale, Éditions Kailash Paris 2003.
Il existe de nombreuses interprétations de cette trinité. Voici celle que j’aime à donner:
Sat, c’est l’existence : on ne peut pas ne pas exister quand on existe !! C’est indépassable… Se rendre compte de la merveille de sa propre existence, du fait que l’on ait un corps, que l’on puisse vivre et respirer, que nous ayons des besoins, des désirs, des croyances, des émotions, toutes ces choses qui font partie de nous, qui nous constituent. Nous sommes des créatures, faites de chair et de sang, dont les mécanismes dépassent l’entendement. Bizarrement, nous ne nous étonnons pas du fait d’exister ! Mis à part quelques moments d’égarements métaphysiques à l’adolescence, nous ne revenons pas à cette question que posait Heidegger : « pourquoi y a-t-il de l’être plutôt que rien ? ». Pourquoi j’existe ? Nous ne nous interrogeons pas sur notre nature existentielle, ontologique d’être… Au-delà de toutes nos différences de personnalité, au-delà du genre masculin ou féminin, au-delà de notre raisonnement, nous partageons quelque chose d’essentiel qui est le fait d’exister, de vivre, d’être incarné dans ce monde. C’est ce mystère de l’existence que désigne Sat.
Ensuite il y a Chit, la conscience. Au sens profond, cela représente notre capacité à percevoir le monde, à être témoin de ce qui se passe autour de nous et en nous. C’est notre être profond, la « pure awareness », la conscience pure. Ce n’est pas le mental qui calcul et évalue, qui analyse et dissèque, c’est ce qu’il y a derrière, qui est conscient de tout, qui a toujours été ‘je’, et qui n’a jamais changé alors que ‘moi’ changeait. Alors que je passais d’une émotion à une autre, ce ‘je’ n’a jamais été altéré. Et depuis le plus longtemps que j’ai une mémoire, j’étais cela, cette conscience observante qui se situe au cœur de mon être, au cœur du ‘je’, avant même que je puisse dire, « je suis un homme ou femme » ou « j’ai vécu ça et ça », avant même d’avoir pu penser, j’étais conscient.. Le langage ordinaire confond ce ‘moi’ objet de ma propre conscience, et le ‘je’ sujet, conscience pure. Certains philosophes ont essayé d’aller plus loin. Husserl distinguait ainsi le moi empirique (le ‘moi’ objet) et le moi transcendantal (le ‘je’ sujet). Mais je ne suis pas sûr que tous les étudiants de philo aient bien compris la différence. Elle est essentielle pour le chercheur spirituel, et de nombreuses « moyens habiles » , notamment des méditations, permettent d’aller vers ce ‘je’ qui ne peut être l’objet d’aucune perception, car il est le sujet même de toute les perceptions, la « nature profonde de l’esprit » comme disent les enseignements bouddhistes.
Ananda, c’est la félicité, l’expérience de l’Amour Divin inconditionnel, pour toute chose, pour tout être, pour tout ce qui est, et même au-delà. Il s’agit de l’Amour pur et extatique qui nous emporte chaque fois que l’on a réalisé ‘Chit’ et ‘Sat’… Alors dans cet état, on n’a plus besoin de molécules d’aucune sorte, on n’a plus besoin d’un homme ou d’une femme pour nous cajoler. Même le sexe, qui peut être une voie d’accès à cette félicité, perd de son intérêt. On est libre, aimant, vivant… On est Rien, et de ce fait, on est Tout..
Il n’y a pas de différence entre Sat-Chit et Ananda, ils sont les trois facettes de cet Absolu qui ne peut être dit.
Il ne s’agit pas de voir cet Sat-Chit-Ananda comme un état parfait à essayer d’obtenir, mais de se rendre compte au contraire qu’il s’agit de notre état profond naturel quand on ne le charge pas de nos « projets », de nos envies et de nos peurs.
Lorsqu’on ne fait l’expérience de Sat-Chit-Ananda, ne serait ce qu’une fois, on est marqué à jamais… On sait que l’on est Cela. Cet état ne dure pas (aucun état ne dure, tous les états sont temporaires et destinés à évoluer), car il est rapidement recouvert de notre fonctionnement mental et le ‘moi’ se restructure très vite en conceptualisant Sat-Chit-Ananda, en donnant une définition de l’éveil, qui empêche en fait de sentir ce qui est toujours éveillé en nous.
Sat-Chit-Ananda résume ce que l’on entend par éveil : existence, conscience et félicité/amour. Les grandes spiritualités nous disent que nous sommes cela, que nous l’avons toujours été. Nous avons « déchu » de cet état de présence et de grâce, par le fait que notre mental et notre ego se sont développés. Il ne tient qu’à nous, par des pratiques et des prises de consciences, de réaliser ce que nous sommes vraiment : pure existence, pure conscience et pure félicité et amour sans objet.